CASAUS PERDUTS


JARDINS PERDUS

EXTRAIT

Jardins Perdus, Bernard Manciet, 2005, L’Escampette

 

1. Le joueur de harpe

 

En vieillissant, je me souviens toujours davantage de mon père. De son ombre immense, où je me glissais. Mon père se plaisait à Mont-de-Marsan. « C’est Paris pour moi. » Il en aimait les idées ultramodernes, les murailles anciennes, étroites et de travers, où les métayers se rencognaient pour vendre, accroupis, la volaille et le cresson, et les fleurs, en été, qui faisaient de l’allée en pente raide une rivière de violet et de jaune.
Mon père s’arrêtait souvent. Il devisait, sur le port du Midou, avec ceux qui s’y connaissent, qui savent la valeur d’une propriété ou d’une phrase ; qui estiment telle ou telle fortune, à vue de nez, et voient loin dans les dosages des ministères ; ceux qui criaient contre la téléphonie sans fil, et autres inventions. Gens de soupçon et d’opinion dont il se moquait un peu tout en leur parlant. Et, la barbe taillée à l’impériale, ironique et fier, il passait au milieu des choux rouges, des plants de prunier et de cuisse-madame, des vagues d’oranges, des citrouilles pansues, gorgées de semences pâles. Et il sortait son carnet, pour n’y écrire que des signes ; car en calcul mental personne ne pouvait lutter avec lui, même, sur l’autre rivière de Mont-de-Marsan, l’aubergiste qui additionnait d’une haleine : « 40 sous et 40 sous, cinq francs et 40 centimes, et trois francs, huit quarante, et une pistole plus dix sous, dix-neuf francs quatre-vingts... » Un jour, mon père lui donna dix sous de trop, pour voir s’il les lui rendrait...
Il faisait ensuite, pour le plaisir, un détour par les arcades, une cale étroite et inconnue, au beau milieu de la ville, d’où pendaient des guirlandes de vignes et des bourrasques de roses, pleines de volées d’hirondelles.
Il s’était donné un genre, et s’en moquait le beau premier. La cravate, mais avec des motifs très laids, la chemise épaisse du Victor Hugo d’après Jersey. Il s’était disputé, une fois, à Raon-l’Etape, avec le Tigre, et Clémenceau passait de temps en temps dans son regard d’acier. Il faisait exprès de poser devant le photographe du marché, avec moi et devant un décor de paysage usé, pour, prétendait-il, faire peur à l’appareil.


LES MURMURES DU MAL

EXTRAIT

Les Murmures du mal, Bernard Manciet, 2006, L’Escampette


LES CHÂTAIGNES DE CHEZ NOUS
Pourquoi ? Nous ne voulions pas le dire. Mais nous descendions tous au Boulevard, ceux des Landes comme ceux du Médoc, ceux de la côte et ceux de Villandraut. Et nous allions, grands enfants, avec nos souliers du dimanche, vers le petit lycée de Talence. C’était le soir des Morts, à l’époque des grandes pluies. Les yeux encore effrayés par les terribles vêpres de nos paroisses – les cloches avaient sonné le glas pendant la nuit – et maintenant par les réverbères jaunes, et un peu aussi par la grande cité, par les Bordelais, nous allions. Moi, je serrais dans la main la pièce d’argent de vingt francs que m’avait donné ma mère. Il fallait à tout prix économiser, or après le Boulevard le tram coûtait deux fois plus.
La pluie, qu’importe ! Elle était notre vie, à nous fils de la mer et de la forêt de pins. Le long des rails du tram, elle nous accompagnait avec des sursauts, le long des arbres des parcs alentour.
Ce soir-là, nous trouvâmes au lycée porte close. Les trains avaient eu du retard. Et maintenant nous n’avions plus que la nuit et la pluie. Où se diriger ? Nous retournâmes vers la ville. Nous surprîmes une lumière, à l’église de Talence. Lorsque le prêtre nous vit, un tel troupeau d’enfants de treize ou quatorze ans, il s’écria. Nous le dérangions. Il nous conseilla d’aller trouver refuge à la gare. Il connaissait là des hôtels très comme il faut.
Nous ne craignons pas de devoir marcher, mais le chemin nous était inconnu. « La gare, elle est à côté de l’eau… » Un autre se vantait : « Moi, je sais… Il faut aller vers le nord, et nous avons le vent de mer… » Tout autour de nous , la nuit, les réverbères, et de la pluie, sans compter que les souliers nous blessaient au talon. Nous sentions le renard mouillé.
Nous n’osions pas dire combien nous possédions de sous. Mais nous savions du moins que tous nous étions pauvres, venus de bourgades pauvres et courageuses. Chez moi sévissait la crise. Nous tenions les sous que nos familles avaient économisés. Economiser, économiser… Et toujours, toujours économiser, se mettre à rapetasser, à surveiller la viande, à saler le jambon, à mêler du bois vert au bois sec, à se préoccuper des rats, à recueillir les miettes de pain pour les poules, n’entamer le pain que d’un côté, cuire le jambon à la poêle pour en prélever la graisse… Economiser la lumière, le feu, le grain, s’habiller des vêtements les uns des autres, parce que, Dieu soit loué, on ne grandit pas tous en même temps. Et moi, je serrais la pièce d’argent, que je ne voulais pas démonayer.


OBÉIR

AUTOGRAPHE EN 6 PARTIES

Autographe 1

Autographe 2

Autographe 3

Autographe 4

Autographe 5

Autographe 6


LES VIGILANTES

EXTRAIT

Les Vigilantes, Bernard Manciet, 1999, L’Escampette

 

L'IMPER

I.

Il était onze heures, et personne ne savait comment je m'appelais. Le Gaulois était tout miroirs et glaces brossées au blanc d'Espagne. Le patron me fit dire que j'étais demandé au téléphone. J'étais bon client. Dans la cuisine, on me fit remarquer que j'étais suivi. Depuis quelque temps, en effet, je portais des messages, des petits paquets... Il faisait mauvais. Un temps de pluie. Comme j'étais bon client, je commandai une double limonade saccharinée. Ils étaient quatre, deux de chaque côté. Ils commandèrent une double limonade. Quand je partis, ma chaise grinça. Dans la glace, d'autres chaises grincèrent. Celui de gauche, un grand, avait un imper clair et il toussait un peu. Le tourniquet du Gaulois tourna sur son axe. Cela se répéta quatre fois de suite. Je ne me retournai pas. Une auto me frôla.

Il fit soleil. Jusqu'au soir. Vers six heures, mon ombre était devant moi. Deux ombres la suivaient. C'est drôle, mais je n'avais pas peur ; c'était le goût de la saccharine qui me remontait. Sur le trottoir d'en face, deux autres hommes. Pour leur faire plaisir, je changeai de trottoir. Il ne faisait plus soleil. Je me rendais à l'endroit que l'on m'avait indiqué. Il y faisait bleu. Bleu, plus vite que d'habitude. Les autres ne saluèrent pas celui qui m'attendait. Le couvre-feu était de bonne heure. Je revins chez moi. Mon ombre resta à la porte. L'autre aussi. On me suivit néanmoins jusqu'à l'étage du dessus. Je n'allumai pas. Tout était bleu et flottait.

Ça fait quelque chose de se retrouver tout seul. Au Gaulois, c'est supportable, à cause des glaces. Mais chez soi, avec le bleu. J'écoutais l'escalier. Personne ne montait. Si je me trouvais mal, je serais le seul. De l'autre côté de la fenêtre, la clarté de l'usine. C'était comme si je tombais dans les vertiges de la nuit.